lundi 10 août 2020

50 avenue de Verdun - Le grenier



Au troisième étage, également, voisinant la chambre de bonne, se trouvait le grenier. Quand j’étais petite j’y allais souvent pour jouer avec de vieilles choses : un hérisson tout abîmé, une peluche de chien, une charrette en bois, une armoire de poupée, des livres d’enfants en français et en polonais, des chiffons, des journaux datant de trente ans, des vêtements des années 50, enveloppés de plastique. Un endroit de rêve pour passer et repasser son enfance dans une atmosphère engluée de mystère et très poussiéreuse. J’aimais y passer de longues heures, seule. Cependant, j’invitais une ou deux fois Françoise à me rejoindre. 

Elle était mon amie depuis la  première classe de la maternelle en 1959, quand j’avais à peine 3 ans. Je n’ai pas le souvenir d’avoir proposé la visite de cette pièce sombre à aucune autre enfant. Il faut dire que plusieurs fois par jour, Françoise et moi nous nous donnions la main, en rang, à l’entrée de la classe. Nous partagions tous les jeux ensemble à la récré. Elle venait parfois chez moi pour passer la fin d’après-midi. Son grand-père venait la chercher, un homme doux avec un long manteau, en face de qui je me figeais, interpellée par son importance, son autorité et son titre. « Mon grand-père » disait-elle.  « Grand-père » me disais-je. Cependant, même dans le grenier qui contenait de nombreuses traces de souvenirs comme des cartes postales ou de vieilles lettres en Polonais et en Yiddish, jamais je n’y trouvais une trace de mes grands-parents. 

Il y en avait, pourtant, dans la maison, au fond d’un placard : Les photos de mes grands-parents maternels et une carte postale datant de 1941, écrite par ma grand-mère maternelle, en allemand. Mais, étant petite, je n’y avais pas accès. Je m’étais résignée au fait que je n’avais pas de grands-parents et que l’histoire de la planète commençait avec mes parents, ma tante Madeleine, tonton Sender et tonton Srul. Cela me convenait, me rassurait même car c’était là une explication logique. L’apparition du grand-père de Françoise me perturbait surtout après que j’eus découvert le pot aux roses : mon autre petite amie, Anne, guettait parfois à la fin de l’école son « Pépé ». Allons bon ! Effrayée, j’en parlais avec Anne et Françoise et elles me confirmèrent ce que je craignais. La plupart des autres enfants de la maternelle avaient également des grands-parents.  « Ce n’est pas possible » me dis-je. Comment est-ce possible ? ». 

En fait, il me fallut très longtemps pour comprendre que le monde avait existé avant mes parents. Quand je lisais plus tard des livres sur cette époque, je me disais que cela ne me concernait pas. Même la belle photo de mon grand-père maternel Luzer que j’avais entre-temps découverte, ne me concernait pas. Même les histoires de maman sur sa famille me semblaient loin, peut-être même inventées de toute pièce. Ce petit village dont elle parlait avec tant d’émotions, Tarczyn, le décor de son enfance entre un papa et une maman qui la choyaient, c’était une chimère. Je n’allais plus tellement au grenier à cette époque car j’étais éblouie par les livres qui garnissaient la bibliothèque dans ma chambre et aussi par de nouvelles amitiés qui m’emportaient doucement vers l’âge adulte.

C’est à cette époque, il me semble, qu’en revenant du lycée, je descendais la rue de la gare. Soudain, je vis une fumée noire dans le lointain. « C’est vraiment beaucoup de fumée » me dis-je. En bas de la rue de la gare, en face de la station de train, je vis des flammes énormes s’échappant d’une petite fenêtre, au-delà du pont, à droite. Un grand effroi me saisit avant même que j’eus compris que le feu venait de l’avenue de Verdun et pas seulement de l’avenue de Verdun mais de ma maison. Etait-ce ma maison, ce qui correspondrait au 3ème étage ? Un écran de fumée couvrait les flammes et je ne voyais plus rien. Je piquai un sprint pour couvrir les quelques centaines de mètres qui me séparaient de l’incendie. 

Il s’avéra que le feu ne s’était pas déclaré chez nous mais chez notre pauvre voisine dont le chauffage à gaz avait provoqué une explosion. La vieille dame perdit la vie dans ce drame. C’était de sa fenêtre au 3ème étage, identique à la nôtre, que les flammes avaient jailli. Le mur du grenier, contigu à l’incendie avait bien souffert mais avait tenu bon. Une odeur de feu de bois avait envahi la pièce. Au début elle était insupportable et on ne peut pas dire qu’elle ne soit jamais devenue supportable. Il devint difficile d’y rester longtemps et j’espaçais mes visites. Il faut dire que de toute façon, j’avais dépassé l’âge de jouer avec de vieilles peluches ; les petites souris au bas de l’escalier, M. Banania dans la véranda, la danseuse verte sur la table de chevet de maman étaient bien d’accord avec moi.

Alors je descendis les trois étages, mes pieds agiles sur le bois craquant, je dépassai l’horloge que papa savait si bien régler, la salle à manger et le salon et je m’engageai dans le vestibule. J’ouvris la porte et je m'en allai.


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mercredi 5 août 2020

50 av. de Verdun: la chambre de bonne



Pour accéder à la chambre de bonne, il fallait monter les escaliers jusqu’au 3ème étage, sous les combles. Eclairée par une fenêtre de toit, la chambre était bien aménagée, étant habitée depuis longtemps par les domestiques qui avaient traversées notre maison. Elle comportait un grand lit très large, une grande armoire, une table de travail et un genre de canapé ancien ; Je crois me souvenir que c’était une méridienne, mais je doute que ce soit le cas. Située au-dessus de ma chambre, elle donnait elle-aussi sur l’avenue de Verdun, également avec un radiateur devant la fenêtre. 

Cet endroit m’était familier et l‘était d’autant plus quand se créait un lien important entre la bonne et moi. De façon générale, je m’entendais bien avec elle, ayant vite compris que malgré ses airs de Bécassine écervelée, elle régnait sur mon existence avec un pouvoir certain. Agée de 16 ans environ quand elle mettait le pied chez nous pour la première fois, elle nous quittait pour se marier ou tout simplement s’évader de ce travail très dur, 24h sur 24h avec le dimanche de congé. A mon grand désarroi, ma mère se chargeait parfois de la présenter à un jeune homme. La bonne qui travaillait chez nous quand j’avais environ 4-5 ans, et dont j’ai oublié le nom, se maria avec un ingénieur, et ma mère n’était pas peu fière d’avoir organisé leur rencontre. Une belle photo des mariés resta longtemps dans l’armoire de maman. Elle avait fait une bonne action mais moi j’avais encore perdu une gentille compagne de vie et j’avais du chagrin. 

De retour de la maternelle ou de l’école, je suivais la bonne partout, comme un petit toutou talonne celle qui va l’abreuver, l’alimenter et lui donner quelques caresses. Je la suivais aussi jusque dans sa chambre et cela arrangeait tout le monde. Elle pouvait mettre la radio et s’affairer à ce que bon lui semblait. Moi, je m’allongeais sur le lit et m’endormais. A mon réveil je coloriais sur son papier à lettre ou découpais des figurines. Pendant ce temps-là elle faisait son courrier, son petit ménage ou sa lessive. On était bien contentes toutes les deux. On se faisait notre petite vie. Ensuite on dévalait les escaliers en s’esclaffant et elle me donnait mon goûter dans la cuisine. 

Quand je grandis, environ à partir de l’âge de 10 ans, un grand changement s’opéra concernant mon lien avec la bonne. Elle me racontait son histoire. Elle parlait de sa famille, de son village, du bal ou elle avait rencontré un gentil garçon. Elle riait de bon cœur mais parfois elle pleurait sur ma petite épaule, pas trop fort, pour que personne d’autre que moi ne l’entende. Nous guettions ensemble le bruit de la porte d’entrée. Quand elle pleurait, elle ne disait pas pourquoi ; je pressentais bien que ces larmes étaient de mauvais augure. Deux ou trois semaines plus tard elle rentrait chez ses parents, sans même me dire au revoir, sans un baiser. Moi, je savais bien qu’elle ne pouvait pas faire autrement, alors je lui pardonnais. 

J’allais dans sa chambre, je m’allongeais sur le lit et m’endormais. A mon réveil je m’asseyais près de la table et attendais. J’attendais jusqu’à ce qu’une voix chuchote dans mon oreille « c’est pas grave, ma chérie, c’est des choses qui arrivent, ça va aller ». Mais le moins je pensais que c’était grave, le plus j’avais mal au ventre.  Lui aussi il me parlait, il disait que j’étais une très grosse menteuse et que ce n’était pas vrai ; ça n’allait pas du tout. Il se chargeait de me le faire savoir. Ah non mais ! En fait, je n’étais pas seule ; Je pouvais compter sur mon ventre pour me tenir compagnie et sur ma sœur aussi qui n’était jamais loin et sur qui aucun événement ne semblait laisser de traces. Heureusement qu’elle était là ma sœur bien-aimée. Ensemble nous attendions de voir la tête de la prochaine bonne et la regardions s’installer dans sa chambre au troisième étage, sous les toits.



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mardi 28 juillet 2020

50 av. de Verdun: ma chambre II


Après avoir obtenu son bac, ma sœur bien-aimée quitta la maison pour faire ses études à Paris. Encore plongée dans l’égoïsme de l’enfance, je ne voyais que mon désarroi devant la sensation de manque qui m’enveloppa rapidement telle une brume opaque et tenace.  Malgré mes 11 ans je n’étais pas capable d’intégrer l’idée simple qu’elle devait faire sa vie, ce qui impliquait un déménagement vers la capitale. Je n’avais même pas pensé au fait que la chambre que je partageais avec elle, deviendrait ma chambre, mon domaine privé, et que ma qualité de vie s’en trouverait ainsi améliorée.

Finies les glissades sous le meuble qui longeait le lit suite aux coups de pieds intempestifs de ma sœur pendant la nuit. En même temps je commençais ma sixième à l'annexe internationale de St Maur. Mi- surdouée, mi- attardée, je n’avais pas beaucoup d’amies et la mélancolie m'envahissait jour après jour comme si elle seule donnait une réponse à la solitude générée par l’absence de ma sœur. Ce premier départ en prédisait d’autres, quand elle se maria et plus tard, quand elle partit vivre en Israël avec sa famille. Je les vécus tous comme une punition inéluctable.

En 1969, je commençai à écrire. Assise sur mon lit, entourée de mes bibelots, mes livres et mes magazines préférés, je me livrais à des réflexions interminables en prose ou en vers. Un an après le départ de ma sœur, à la rentrée scolaire de 1968, je rencontrai deux jeunes personnes venues de la capitale. Tels des anges descendus du ciel, elle et lui partagèrent mon chemin pour de longues années. Tous deux réussirent  par leur amour et amitié intangibles à colorer mon existence de toutes les couleurs du bonheur et à me faire passer le cap de l’adolescence avec facilité.

Aimée, certes, par ma famille et mes amis, j’étais aussi une enfant prise en otage par des parents au caractère instable; ils passaient rapidement de la bonne humeur au désespoir, me laissant impuissante devant un gouffre innommable, celui de leur manque et de leur douleur. Cet abîme n’était pas le mien mais je glissais dedans quand même, ma sœur n’étant plus là pour le démentir et tenter de le dissimuler en m’emmenant dans les étages pour jouer ou déclamer des pièces de Courteline. « Ce sont leurs histoires », disait-elle, mais, inconsciemment, elle mentait : C’était également notre histoire, et quand ma sœur ne fut plus là pour me protéger du passé, je restai démunie.

Un cousin d’Amérique nous avait rendu visite et m’avait apporté un magnétophone. J’avais environ 12 ans. Je passais des heures entières dans ma chambre à jouer avec cet appareil, prétendant être journaliste ou écrivaine sur un plateau de télévision. J’y parlais de mes poèmes que j’enregistrais  en parallèle. Je ne les faisais entendre par personne et ne les montrais à personne. Il fallut attendre la visite de Monsieur Paquet, un des représentants de la fabrique de mes parents. Il dormait chez nous, parfois, et nous avions tous à la maison beaucoup d’affection pour lui. Un jour, je lui montrai quelques poèmes et il les lus avec beaucoup d’attention. Il m’encouragea à persévérer.  

En 1972 je fis un voyage de deux mois à New-York et revint grandie sous toutes les formes. J’avais rencontré beaucoup de gens, surtout des étudiants et des artistes avec qui je pouvais partager mon immense goût pour la littérature, l’écriture, le cinéma et la musique. Je rentrais chez moi armée d’une grande affiche qui disait : « War, it’s a dying business ». Elle trôna longtemps à la tête de mon lit. Un poster de Bob Dylan se trouvait au-dessus de ma table de travail. Celle-ci comportait un tiroir secret. Il fallait pour le découvrir, tourner la table d’une certaine façon. Curieusement, il ne me vint jamais à l’esprit d’y dissimuler quelque chose, comme une lettre ou un billet. J’exposais bien au contraire mes écrits sur le mur de la chambre, au vu et au su de tous. 

Ma chambre disposait d’une cheminée qui était condamnée. Le vent s’y engouffrait avec force les nuits d’hiver m’imposant un grondement un peu lugubre mais auquel je m’étais habituée. A ce vacarme s’ajoutait le bruit de la circulation. Notre maison n’était qu’à quelques mètres de feux de signalisation et parfois des crissements formidables parvenaient à ma fenêtre. Dans les années 60 l’on pouvait compter aussi sur les soldats américains pour dégueuler ou crier sous nos fenêtres lorsque qu’ils revenaient d’une soirée bien arrosée dans une boîte de nuit. Ce tapage ne me dérangeait pas outre mesure. Je lisais tard, très tard. Vers l’âge de 15 ans, j’avais découvert Garcia de Lorca, Max Jacob, Apollinaire, Aragon, Desnos et bien d’autres encore. Ils vivaient avec moi, la nuit, entre l’ombre et le fracas. 



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jeudi 23 juillet 2020

50 av. de Verdun: ma chambre I



Pour entrer dans ma chambre, il fallait d’abord traverser celle de mes parents. C’était comme ça, et tout le monde s’était habitué au caractère incongru de cet aménagement. Bien qu'appartenant officiellement à la génération d’après-guerre, ma sœur et moi, nées successivement en 1948 et 1956, restaient captives des événements que nos parents avaient traversés durant la Shoah. Nous devinrent plus tard ignorantes, muettes, presque aveugles, devant l'absence incommensurable qui s'installa dans la maison et ne devait jamais nous quitter.  Nous étions très proches de nos parents et vivions en tribu, agglutinés les uns aux autres, dépendants émotionnellement les uns des autres. Aucunes barrières n'avaient été édifiées entre nous. La disposition des chambres en témoignait.

Ma sœur et moi dormions dans le même lit depuis que j'avais quitté la chambre des parents. J'avais pour ma sœur un attachement démesuré qui ne s'est jamais assagi. De huit années mon aînée, elle veillait à mon bonheur comme si c’était naturel que ce soit elle et non mes parents qui en soit responsable. A mes yeux, elle représentait l'avenir, une survie naturelle, bonne et heureuse qui offrait une réponse au drame de nos parents et de leurs proches, massacrés presque en leur totalité par les Nazis. Elle savait, telle une magicienne, me protéger de l'angoisse intermittente dans laquelle mes parents étaient plongés et de leur douleur permanente qui gisait tel un rare minerai tout en bas, tout au fond.

Dans les années soixante j'avais huit ans et ma sœur seize.  A l'aide d'un petit transistor, elle écoutait les chansons yé-yé et moi qui avais depuis longtemps dépassé l'heure du marchand de sable, je m'endormais bercée par mes chanteurs préférés, la voix sourde d'Adamo ou celle, rauque, de Dalida. Souvent, au matin, je me réveillais le corps à demi allongé sur le lit, l'autre sous le meuble qui le longeait. Celui-ci comportait une étagère où traînaient des livres de poche sur les aventures de James Bond 007 et du commissaire San-Antonio. Encore enfant, les adultes ne prêtant pas attention à mes lectures, je me délectais de ces romans policiers. La prose inventive et désinvolte de Frédéric Dard qui maniait un vocabulaire ingénieux m’éblouissait autant qu'elle me choquait car je venais tout juste d'enjamber la bibliothèque verte encore calée tranquillement sur un meuble à la tête du lit.

Les livres classiques se trouvaient dans une bibliothèque sur le mur d'en face. Là-bas y trônaient les chefs-d’œuvre de la littérature française. Alors que je venais de terminer la lecture de "OSS 117- Cinq gars pour Singapour", je négociais un virage en épingle à cheveux pour lire "Madame Bovary et "Le rouge et le noir". Il faut préciser que mon père avait acheté une collection de grands classiques imprimée au début des années 20. J'avais environ 10-12 ans lorsque j'attaquais la lecture de ces ouvrages. Certes une dissonance certaine existait entre mon âge et les situations décrites dans ces romans du 19e siècle. Heureusement que San-Antonio m'avait servie de guide dans les méandres de la langue française et que je me sentais à l'aise dans tous les styles littéraires. 

Je lisais Balzac mais le trouvais un peu rébarbatif. C'est bien plus tard, à l'université, que je lisais "Sarrasine" avec extase. Dans cette collection de classiques, "Les liaisons dangereuses" de Chodelos de Laclos était mon préféré. Je le lus à plusieurs reprises à des périodes différentes de ma vie afin de mieux comprendre de quoi il était question. Autant, à l’âge de 8 ans j'étais éblouie par Michel Strogoff, par la noblesse de son âme et son courage, autant, plus tard, j’étais conquise par Valmont, ce narcissique manipulateur qui semait la douleur autour de lui et dont le châtiment fut de mourir d'amour, une peine bien méritée.

A cette époque bénie, ma sœur et moi nous asseyons sur le radiateur devant la fenêtre et lisions tout haut des pièces de théâtre, souvent de Courteline. Les situations burlesques du vaudeville, les poursuites du mari, les cachettes de l'amant, les cris de l'épouse, me faisaient rire aux éclats. C’est pendant ces moments-là que je développais l’amour du théâtre et bien plus tard, complétais mon éducation par des cours avec le mime Isaac Alvarez et sa troupe des "Comédiens Mimes de Paris". Alvarez s’inspirait de son maître, Jacques Lecoq, mais aussi du théâtre moderne de Grotowski dont la technique d'acteur était révolutionnaire. Encore merci au papa de San-Antonio qui m’enseigna très tôt la souplesse et l'amour indélébile du langage.


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lundi 13 juillet 2020

50 av. de Verdun: la chambre des parents


Petite, je dormais dans la chambre de mes parents au premier étage, dans un lit en bois à barreaux. Je me souviens de ma couette rose au toucher rassurant et doux et aussi d'un petit tableau qui représentait Bambi, accroché au mur. C’était un cadeau de ma grande sœur Mali pour mes deux ans. Le jour où la chatte décida de mettre bas sur mon lit, je fus apeurée par les bébêtes qui grouillaient sur son ventre. Elles étaient plus grosses que les souris que je connaissais au rez de chaussée, en bas de l'escalier. 

Apparemment, j’étais trop jeune pour comprendre ce qui se passait mais la tache rouge étalée sur mon couvre-lit ne me disait rien qui vaille. Je sautai en vitesse sur le lit de mes parents et hurlai de tout mon soûl jusqu’à ce que la bonne apparaisse et me rassure. Elle m'expliqua que la chatte venait de faire des petits et qu'il valait mieux ne pas la déranger pour le moment. On extirperait plus tard mon couvre-lit de dessous l'animal. C'est le lendemain, en fait, que ma couette rose disparut après trois ans de bons services.

La fenêtre de la chambre donnait sur le toit de la véranda et le petit jardin. La chatte et ses chatons qui avaient grandi depuis, aimaient se frotter contre la balustrade et profiter du soleil. Je m'amusais avec eux en été après l’école et leur faisais la conversation. Un jour un couple de chat siamois me laboura l’intérieur de la main et j'en garde encore les cicatrices aujourd'hui; deux petites taches blanches. Je passais beaucoup de temps près de la fenêtre, à côté du lit de maman.  J'aimais jouer seule, souvent sans jouet. 

Cet endroit me rassurait. Je m’asseyais sur la descente de lit, caressais de la joue le couvre-lit de mes parents qui fut d’abord vert, puis bleu. Je couvrais d'un regard aimant et possessif la lampe de chevet de maman, une jolie danseuse avec une robe verte, et le tableau au-dessus du lit dont la description resta impossible pour moi pendant longtemps. Il s'agissait d'une reproduction du XIXe siècle, révélant une femme en blanc semi allongée sur un divan. Un homme en costume noir, debout et penché sur elle, lui offrait un baiser langoureux. Je n'ai pas été capable, plus tard, d’identifier ce tableau. 

Du côté de papa un petit guéridon et un cendrier lui servaient à déposer ses cigarettes. Il fumait trois paquets de Gauloises par jour. Près du lit se trouvait une grande armoire où maman faisait régner le désordre le plus total. Elle n'aimait pas jeter et associait sur les étagères les vieilles choses avec le neuf. Rien n’était logique dans sa façon de ranger; certains de mes vêtements, par exemple, étaient placés dans l'armoire des parents, bien que leur place fût normalement sur mes étagères, dans mon armoire, dans ma chambre.  Maman élaborait dans sa tête des algorithmes mystérieux qui entretenaient un désordre perpétuel dans les placards. J'ai hérité d'elle cette façon incohérente de remplir les armoires. Mais comme chez elle, c’est un chaos qui relève de l’entropie et les connaisseurs y reconnaîtront un équilibre. 

Je dormais souvent avec mes parents et disposais même d'un petit oreiller blanc placé au centre du lit conjugal. Mes parents m'avaient eu tard et s'amusaient avec moi à l'âge où ils auraient pu se divertir avec des petits-enfants.  Maman était experte en chatouilles, chansonnettes et comptines en polonais. Ma préférée était "Kuj, kuj kowalu!" Papa, quant à lui, me faisait rebondir sur sa poitrine en mordant sa cigarette pour qu'elle ne s’échappe pas. Parfois il arrivait à lire le journal en même temps, l'agrippant d'une main et  me serrant de l'autre, ce qui nécessitait de bonnes qualités de coordination.  

Un soir, en avril 1960, je fus réveillée d'un profond sommeil. J'avais trois ans et demi. Je me mis debout en tenant les barreaux du lit. Ma mère se trouvait à côté d'un homme un peu plus grand qu'elle. Je ne le reconnaissais pas, et pour cause, il s'agissait du frère de maman qui surgissait de l'ombre après quinze ans d'internement en Sibérie. Ma mère le croyait mort comme les autres, comme tous les autres. Elle le rencontrait ce jour-là pour la première fois depuis l'avant-guerre. 


Quand il me vit l'homme éclata en sanglots. Il approcha son visage du mien avec dans le regard une lumière effrayante. Soudain il se mit à rire aux éclats au milieu des larmes. C'est son rire qui me glaça les sangs. Je me mis à pleurer devant cet homme au regard halluciné qui derrière les barreaux tenta de me caresser les cheveux en chuchotant des mots que je ne comprenais pas. J'eu l'instinct de reculer devant cette chimère, ce diable vivant. Mais que me voulait donc ce revenant sorti de l'ombre? Qui était-il ? Et qui étais-je pour produire en lui tant de douleur mêlée de joie et de folie?




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dimanche 15 mars 2020

50 av. de Verdun: la salle de bain







La salle de bain se situait à mi- étage entre le rez de chaussée et les chambres. C’était la seule pièce de la maison qui pouvait se fermer à clé. Souvent j'y allais pour le plaisir de tourner lentement la clé et de rejoindre mon endroit favori, entre la lessive en poudre et la baignoire. Je fermais les yeux et je me reposais. Enveloppée d'une grande tranquillité, je rêvais de pays lointains, de Michel Strogoff, le héros de Jules Verne au regard bleu comme celui de mon père et de princesses orientales aux yeux brûlants comme ceux de ma mère.

De ma place, assise sur une chaise basse, je voyais la baignoire, la machine à laver, l’étroite porte ondulée qui donnait sur l’évier et les toilettes. Sur la gauche se trouvait une fenêtre à deux battants. C’était là où mon père se rasait, accrochant un miroir à une poignée de la fenêtre et maniant son rasoir avec dextérité. Il avait la mâchoire fort belle,  un véritable exploit géométrique, droite et douce, dure et lisse, si parfaite qu'elle n'aurait pas fait honte à une star de cinéma. J'aimais bien regarder papa se raser en pantalon de pyjama et maillot de corps blanc. Ses yeux bleus pales jetaient parfois un regard sur moi. 

- Qu'est-ce que tu regardes? Disait-il en passant lentement le rasoir sous son nez.
Je ne répondais pas. Je regardais mon héros, évadé des steppes de Sibérie, armé de son  courage perpétuel et de son sabre, le visage hermétique. Il parlait peu, c'est vrai, et il  mourut quand j'avais 24 ans, ce qui freina quelque peu nos conversations.  Il me fallut beaucoup de temps, mais je finis par comprendre qu'il m'avait aimé inconditionnellement. Je le regardais alors que la lumière tombait sur les carreaux de la fenêtre; son visage s'enflamma, ses yeux se plissèrent. Le rasoir glissa et coupa sa peau. 

- Et Meerde, dit-il sèchement. Kokale, apporte-moi une serviette, une serviette mouillée. Bon, ce n’est pas trop grave. C’est le soleil qui m’a ébloui. 
- Quand tu étais prisonnier, papa, tu te rasais souvent? Tu avais un rasoir?
- C'est le soleil, tu comprends. Ça n'arrive pas très souvent. Allez, je dois aller m'habiller. 
- Papa, quand tu étais ....
- C'est une belle journée aujourd'hui. Une belle journée. 

-Ma mère surgit soudain sur le palier, les cheveux défaits, enveloppée d’une robe de chambre et des pantoufles aux pieds. Elle touche une goutte de sang sur le maillot de corps de papa. 
- Vas iz geshen mit dir, Lejbele? (Qu’est-ce qui t'est arrivé?)
- Es gornisht. (C'est rien)
- Vas gornisht? Es iz blut. (Quoi rien? C'est du sang)
-Ne t’inquiète pas, c'est le soleil, maman. C'est juste le soleil.
-Bon, je me lave. Tout le monde dehors. Mais avant mon départ, pendant que papa lave son rasoir, le sèche et le remet en place dans son étui, elle se met debout devant le miroir et s’esclaffe : « ne va surtout pas copier ma coiffure ». Elle rit aux éclats, bruyamment, brandissant ses cheveux en l’air. Moi aussi je rie. Elle fait cette blague très souvent et à chaque fois je m’amuse à la vue de ses cheveux hirsutes, de ses airs d’Anna Magnani, sauvage et violente, d’une beauté sublime et triomphante.  

Souvent j’entrais dans la salle de bain pour guetter mes voisins. Ils habitaient dans une maison  semblable et contiguë à la nôtre. Dans cet immeuble, la propriétaire avait divisé l’espace en petits appartements. Les voisins qui m'intéressaient habitaient au premier étage et leur fenêtre donnait sur notre cour et la fenêtre de la salle de bain. Quand il faisait beau, j'aimais bien  voir ce jeune couple s'appuyer sur le bord de la fenêtre, leurs bras enlacés. Ils me connaissaient car ils me faisaient toujours un petit signe de la main et parfois me disaient "Coucou" ou "Bonjour". Je ne savais rien d'eux et me basais sur leur apparence pour me faire une opinion. L'homme avait la peau noire, des cheveux courts et crépus. Sa femme  était blanche et avait de longs cheveux blonds. Je sus plus tard par ma sœur que l'homme était un footballeur professionnel de la Berrichonne issu de la Guadeloupe. 


Presque tous les matins, à  cette époque, je prenais le bus pour aller à l’école. J'avais alors 9 ans. En sortant de chez lui, il passait derrière moi à l’arrêt du bus, caressait mes cheveux tout noirs et frisés, et il disait toujours la même chose; "mon petit mouton noir". Son sourire m’éblouissait en un instant. En le voyant s’éloigner vers sa voiture, je pensais qu'il reviendrait demain et passerait de nouveau sa main dans mes cheveux. Il le savait bien: j’étais le petit mouton noir et lui, le grand. 


J'ouvrais la fenêtre de la salle de bains et je me contentais parfois de regarder dans la direction de leur appartement. Quand ils apparaissaient tous les deux, mon cœur battait très fort. Quand il se montrait seul dans l'embrasure de la fenêtre, mon cœur se figeait.  Il me fallut encore quelques années pour comprendre la signification de cet arrêt impromptu et la paralysie qui m'envahissait. Le grand mouton noir me parlait de mon avenir que j'ignorais encore et moi, le petit mouton noir, je lui rappelais peut-être quelque chose de son passé. 





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